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jeudi 15 mars 2012

Il y a cinquante ans …la guerre de Bizerte… la bataille pour l’Evacuation ( 19 juillet 1961)

Par Le colonel (r) Boubaker BENKRAÏEM *
Quels étaient, en 1961, les évènements importants qui ont retenu notre  attention‑?
D’abord, la guerre froide entre les deux blocs, les pays occidentaux menés par les USA et l’ex-Bloc de l’Est conduit par l’ex-Union Soviétique, qui était à son paroxysme : en effet, la construction du Mur de Berlin, divisant la ville en deux,  a failli être le détonateur de la 3e guerre mondiale.  
En Europe, la France était enlisée, depuis 1954, dans la guerre de libération algérienne. Elle était dirigée, depuis 1958, par le Général de Gaulle, arrivé au pouvoir suite à l’instabilité chronique des gouvernements et à un putsch qui a failli plonger le pays dans une guerre civile. Ce fut, par ailleurs, la cause de l’instauration de la 5e République. C’est de Gaulle qui, après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef, le 8 février 1958, par l’aviation française venant d’Algérie et la bataille de Remada avec les troupes françaises encore implantées au sud tunisien le 25 mai 1958, négocia avec le gouvernement tunisien l’évacuation de l’armée française de tout le territoire tunisien, à l’exception de Bizerte.
Ensuite, notre pays est indépendant depuis cinq ans. Après avoir aboli la royauté et proclamé la République en 1957, il a élu comme premier président, le leader Habib Bourguiba, président du parti du Néo-destour et «Combattant Suprême».
   Enfin, à nos frontières ouest, nos frères algériens se battaient, depuis sept ans, contre la France, pour leur liberté. Avant la proclamation de l’indépendance de la Tunisie, les moujahidine algériens, qui avaient commencé leur révolution armée le 1er novembre 1954, étaient confinés dans leurs djebels, et avaient beaucoup de difficultés à recevoir armes et équipements de l’étranger, leurs frontières est et ouest étant bouclées et interdites par l’armée française. Plusieurs tentatives de débarquement de petits matériels sur les côtes algériennes s’étaient souvent soldées par des échecs. La Tunisie, gouvernement et peuple, ont fourni à l’ALN le gîte, l’assistance et la liberté de manœuvre nécessaires, lui permettant de s’organiser, de se préparer, de s’équiper et de s’entraîner en toute sécurité pour continuer le combat dans les meilleures conditions. Elle était implantée essentiellement dans les régions montagneuses, dans une trentaine de camps qui parsemaient, le long de la frontière, les gouvernorats de Souk Larbaa(surtout dans la zone du Bec de canard dans la région de Ghardimaou),du Kef et de Kasserine. Armes, munitions et équipements militaires commençaient à être introduits par nos frontières sud. Officiellement destinés à notre armée, transportés par nos véhicules militaires, ils étaient transbordés de nuit et emmenés jusqu’aux bases de l’ALN implantées le long de la frontière. Avec trois bases logistiques à Tunis, le Kef et Tajerouine, un hôpital de campagne au site archéologique de Chemtou, une école des cadres à la ferme Beni près de  Mèllegue  non   loin   du   Kef, et le poste de commandement à Ghardimaou, son organisation et ses capacités opérationnelles se sont nettement améliorées depuis la désignation en 1959, du Colonel Haouari Boumedienne à la tête de l’état-major Est, en remplacement du Colonel Mohamedi Saïd (Colonel Nasseur). Le Colonel Boumedienne a eu l’intelligence d’avoir utilisé une pléiade d’officiers algériens, capitaines pour la plupart, qui servaient dans l’armée française et qui ont déserté, en 1958, depuis la France, pour se mettre à la disposition de la révolution algérienne. Ces brillants officiers dont les capitaines Mohamed Zerguini, Abdelkader Chabbou, Bouthella, Abdelmoumen, Sliman Hoffman, et Ben Chérif  ont été, dès leur arrivée, l’objet de suspicion et de réserve de la part du FLN et n’avaient pas été désignés dans des fonctions dignes de leur grade et de leur expérience . Ils ont été rejoints, quelques mois plus tard, par une douzaine de jeunes lieutenants algériens qui étaient nos camarades de promotion à St Cyr et qui servaient à titre français dont Abdelmajid Lellahom, Khelil, Bou Zada, Aggoun. Il y a lieu de signaler qu’ils avaient déserté et quitté la France avec des passeports tunisiens. Nous les avons retrouvés, ceux-ci et ceux là, à la frontière tuniso-algérienne et nous avons été témoins de leurs très grandes qualités opérationnelles, de leur patriotisme et de leur sens développé du sacrifice. Certains d’entre eux sont morts au champ d’honneur, mais la plupart ont assumé, à l’indépendance, de grandes responsabilités nationales.
La France n’étant pas encore une puissance atomique bien qu’elle ait procédé aux premiers essais de sa bombe à Reggane ( sud algérien) en 1960, tenait à garder Bizerte dont l’importance était pour elle vitale car elle était l’une des bases du triangle stratégique formé par Bizerte-Toulon et Mers el Kebir et qui contrôlait le bassin occidental de la mer Méditerranée. 
Cependant, l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, laissait espérer au gouvernement tunisien que l’accord transitoire, signé en 1958, devait conduire, par la négociation, à la conclusion d’un accord définitif, allant dans le sens logique des choses, c'est-à-dire à l’évacuation de la base de Bizerte. Mais il n’en fut rien et cette évolution négative résultait de la forte personnalité des deux chefs d’Etat tunisien et français, Bourguiba et de Gaulle, que tout opposait : le tempérament, la formation politique et la culture.  
Il y a lieu de rappeler que les adversaires et opposants de Bourguiba, et surtout les youssefistes, soulignaient toujours le caractère illusoire de l’indépendance tant que des troupes étrangères étaient toujours implantées sur notre sol. Ce point noir était souvent rappelé et mis en relief dans le but de gêner l’action de Bourguiba et nuire à sa politique. 
Tout au long de cette crise, Bourguiba s’est trouvé face à une classe politique française qui lui était entièrement étrangère. Lui qui était habitué aux hommes politiques de la IVe République tels que Edgar Faure, Guy Mollet, Pineau, Mendès France, Alain Savary et d’autres, avait perdu, en quelque sorte, ses repères et par conséquent il lui était très difficile d’établir un véritable dialogue avec Paris.
Il ne faut pas oublier que dans le monde arabe, auquel Bourguiba était toujours sensible, Nasser qui, sept ans plus tôt, avait chassé le roi Farouk d’Egypte, avait nationalisé, en 1956, le canal de Suez pour financer la construction du haut barrage d’Assouan et avait affronté et tenu tête à l’agression tripartite (la Grande-Bretagne, la France et Israël  31 oct…6 nov.1956) qui s’en suivit, imposait au nom du nationalisme arabe un leadership absolu. Bourguiba ne pouvait accepter ce qu’il appelait une hégémonie égyptienne sur le reste du monde arabe. En s’opposant à cet état de fait, il s’est trouvé isolé sur le plan arabe. Tout cela inquiétait beaucoup le «Combattant suprême». D’autre part, la radio du Caire, le fameux Saout El Arab (la Voix des Arabes), radio très écoutée partout dans le monde arabe et notamment au Maghreb, avec son speaker le célèbre Ahmed Saïd, ne laissait passer aucune occasion pour critiquer le régime tunisien et surtout son chef Bourguiba. Celui-ci était traité de valet de l’Occident, d’allié de l’impérialisme et de « traître à la cause arabe ». Tout cela offensait et offusquait beaucoup Bourguiba, lui qui a réalisé l’indépendance de la Tunisie, lui qui a aboli la monarchie, lui qui a émancipé la femme, lui qui a généralisé l’enseignement et le rendit obligatoire pour les garçons comme pour les filles.
L’extension des pistes d’atterrissage de la base de Sidi Ahmed qui était certainement programmée depuis longtemps a débuté au mois de juin 1961. Perçu par Bourguiba comme une sorte de provocation inadmissible et inacceptable, elle était, en fait, le véritable détonateur qui a mis le feu aux  poudres. 
Pour Bourguiba, qui a toujours favorisé l’action politique à l’épreuve de force, qui a toujours été modéré dans ses revendications, qui a toujours recherché le compromis avec la puissance occupante, la confrontation devenait inévitable même si les rapports de  force étaient très largement en faveur de la France. N’oublions pas que l’Armée tunisienne n’avait, à cette époque, que cinq ans d’existence, et que l’Occident, par solidarité avec la France, ne voulait pas lui fournir l’armement et l’équipement nécessaires. Ses officiers sont dans leur majorité encore très jeunes car ils n’avaient que près de trois ans d’expérience.
Bourguiba qui était, à ce moment-là, le maître incontesté du pays, disposait d’un parti  politique très fort, puissant et efficace, le Néo-Destour. Excellent appareil d’encadrement et de mobilisation, le parti maintiendra tout le peuple tunisien sous tension, et le sensibilisera sur les objectifs tracés par son Président. Bourguiba voulait faire participer le peuple à  la bataille en vue de rendre la  France, aux  yeux  de l’opinion publique internationale, coupable d’agression contre un peuple désarmé. Avec cette mobilisation des masses, avec cet engouement de volontaires parmi la jeunesse destourienne, croyait-il jouer, avec la France, une partie de poker dans laquelle il userait de ses coups de bluff en vue d’intimider son adversaire  pour qu’il se refuse à tirer sur des jeunes citoyens sans armes ?
Les volontaires parmi la jeunesse destourienne affluaient de tous les gouvernorats du pays. Depuis le 6 juillet, des manifestations groupant entre cinq et dix mille personnes encadrées étaient organisées quotidiennement dans la ville et même devant la base de Sidi Ahmed; elles réclamaient l’évacuation.
 C’est dans ce contexte que Bourguiba prononce, devant l’Assemblée nationale le 17 juillet, un discours dans lequel il affirme que la Tunisie reprendra à partir du 19 juillet à 0h00 la lutte pour l’évacuation. Ainsi les dés étaient jetés.
L’armée tunisienne dépêchera, en toute hâte, quelques renforts sur Bizerte, et commencera des travaux d’organisation du terrain : des tranchées, des trous individuels, des postes de tir et des barrages sont aménagés à tous les carrefours importants, autour de la Base ainsi que près des implantations des troupes françaises dans toute la zone.
Bourguiba croyait jusqu’au dernier moment qu’il allait, comme toujours, avoir le dernier mot et que la France, avec sa puissance et son extraordinaire armada et ses moyens incomparables à ceux dont disposait la Tunisie, ne tirerait pas sur des foules sans armes. Cela était une très grave erreur d’appréciation de sa part. Bourguiba semblait ne rien connaître du Général de Gaulle et de son idée sur «la grandeur de la France». La deuxième erreur de Bourguiba qui était d’ordre militaire et stratégique était qu’il n’avait pas averti, en temps opportun et suffisamment à l’avance, son armée de l’éventualité d’une possible confrontation militaire. Il n’avait même pas demandé l’avis du commandement militaire sur les moyens disponibles, sur les risques à courir, sur les pertes éventuelles, sur la logistique nécessaire, ni sur les objectifs à atteindre. C’est la raison pour laquelle l’Armée tunisienne a dû faire face, à cette situation inattendue, avec les seules unités implantées dans la région alors qu’elle aurait pu renforcer le secteur avec des forces ramenées de la frontière et rapatrier toute une brigade (trois mille hommes) mise à la disposition de l’ONU au Congo ex-Belge. D’autre part, si l’Armée tunisienne avait été impliquée bien à l’avance, la conduite de la guerre et des opérations aurait été différente et les dégâts et les pertes en personnels ne seraient pas aussi élevés. 
L’Occident vivait à ce moment précis la grave crise du mur de Berlin et «la guerre froide commençait à se réchauffer» . C’est pourquoi, de Gaulle voulant démontrer que la France demeure, malgré tout,  une grande puissance qui a son mot à dire ordonna, dès qu’il a été averti du déclenchement de la bataille «de frapper vite et fort», pensant donner une leçon aux Tunisiens avant que le monde entier, par ses divers organismes (Assemblée générale des Nations-unies et Conseil de sécurité) ne prenne fait et cause pour la Tunisie, obligeant ainsi la France à stopper son agression.

Certains diront, plus tard, que Bourguiba cherchait à faire cette guerre, tout en étant sûr de son résultat négatif, uniquement pour se refaire une virginité par rapport à l’Orient arabe et surtout à son grand concurrent et rival politique, le Président Nasseur qui considérait Bourguiba comme étant acquis à l’Occident, il était, par conséquent,  anti-arabe. 
Il y a lieu de préciser que les rapports de  force en présence étaient disproportionnés entre les deux antagonistes. L’armée française, implantée dans la base de Bizerte, disposait d’effectifs importants et était dotée d’avions de combat, d’hélicoptères, d’unités de chars, d’artillerie classique et anti-aérienne et d’unités navales. L’armée tunisienne disposait dans la région de très peu d’unités, ainsi que de quelques groupes de gardes nationaux.
Cependant, le 19 juillet à 14h00, la Radio tunisienne diffuse un communiqué du gouvernement tunisien interdisant aux aéronefs militaires français le survol de la région de Bizerte et ordonnant aux forces tunisiennes d’ouvrir le feu sur tout avion français survolant nos positions. Cela a été fait dans le but d’empêcher toute possibilité de renforcement de la Base par des éléments venant de l’extérieur et surtout d’Algérie.
L’après-midi du même jour, une section de mortiers 81mm commandée par notre camarade de promotion, le lieutenant Saïd El Kateb a pris position à la gare de Sidi Ahmed. Ses tirs occasionneront le soir même, dans la nuit du 19 au 20 juillet, des dégâts importants aux installations de Sidi Ahmed et de Karrouba , incendiant un avion Nord-Atlas et endommageant  plusieurs  avions de liaison. Il a été pris à partie d’abord par des tirs de contre-batterie et au petit matin du 20 juillet par l’aviation, utilisant roquettes et canons. Il a fallu l’intervention des avions Corsaire avec des bombes de cinq cents livres lâchées à près de cinq cents mètres de leurs paras pour arriver à déloger notre vaillante unité.
 En fin d’après-midi, un groupe d’avions Nord-Atlas français largue sur la Base deux compagnies de parachutistes, venant d’Algérie. Ils ont été aussitôt pris à partie par nos mitrailleuses. Notre camarade le lieutenant Ismaiel Bey est allé, avec sa compagnie renforcer le barrage de la Pêcherie, non loin de la base navale.
L’armée française a riposté par des tirs de contre-batterie sur nos différentes positions, occasionnant une rupture dans nos liaisons radio, ce qui nous gênera beaucoup pour la poursuite des opérations. Des avions et des hélicoptères ont  effectué des survols intenses sur nos unités.
Le soir même, des éléments du génie tunisien ont mis en place des câbles en travers du canal et des canons et des armes automatiques ont été positionnés sur les berges.
L’aviation française a bombardé nos positions qui ont été installées autour de la base ; celles-ci ont été aussi prises à partie par les armes des forces terrestres françaises, et comme nos liaisons ne fonctionnaient pas en permanence, nous ignorions tout sur leur sort. Le même soir, tous nos canons antichars du groupe d’artillerie ont été mis hors d’usage par l’aviation.
Au cours des premières heures de la journée du 20 juillet, à Menzel Bourguiba et vers la porte de Tunis, un échange nourri de rafales d’armes automatiques eut lieu avec les éléments d’infanterie. Au même moment, la porte de l’Arsenal ou porte de Bizerte est attaquée à coups de grenades incendiaires et de charges explosives par nos hommes. Ceux-ci essayaient de la détruire pour pénétrer dans l’arsenal provoquant, vers 05h00 du matin, une riposte généralisée.
Très tôt le matin, vers 05h00, notre camarade de promotion le lieutenant Taieb Ben Aleya, positionné au carrefour de Teskraya et chargé de guider la batterie d’artillerie de 105 venant de  Medjez El Bab et devant se rendre à Bizerte, a subi un bombardement intense de l’aviation qui a détruit sa jeep. L’officier a été porté disparu. C’est le deuxième martyr de la promotion, mort au champ d’honneur. La batterie, n’ayant pas été informée de la réelle situation qui prévalait et de la bataille qui faisait rage, passa  normalement devant la base de Sidi Ahmed. Elle a été prise à partie, et par les armes de défense de la Base et par les avions Corsaire, Mistral et Aquilon qui lui causèrent énormément de pertes. Son commandant, notre camarade de promotion le lieutenant Béchir Ben Aissa, arriva au P.C. de l’Etat-Major tactique avec très peu d’hommes.
Au lever du jour, toutes nos positions étaient attaquées par l’aviation et la compagnie positionnée près de la Pêcherie a été disloquée. Nos tirs anti-aériens, de faible intensité du fait de nos moyens limités, n’ont pas été très efficaces. Compte tenu de tout cela, l’ordre de resserrement du dispositif vers la ville a été donné.
Nos éléments commandés par nos camarades les lieutenant  Saïd El Kateb qui, attaqué par l’aviation, a été obligé de changer de position, et ceux du lieutenant  Taoufik  El   Jemai,  ont  opposé  une vive résistance aux éléments d’infanterie et de la marine, chargés de la défense de la Kharrouba. Ceux-ci, appuyés d’auto-mitrailleuses ont quitté leur position pour se diriger vers Tindja mais ont été contraints d’arrêter leur progression.
Les compagnies commandées par nos camarades le lieutenants Mohamed Benzerti, positionnées au Djebel Rhara, et par le lieutenant Tahar Ben Tanfous, harcelées par l’artillerie de marine, ont reçu l’ordre de se replier sur la ville de Bizerte.
Nos vaillants soldats qui tenaient la position stratégique du marabout de Sidi Zid, surplombant la grande piste de Sidi Ahmed, assez bien protégés par leurs tranchées en zigzags, feront preuve d’un très grand courage. Ils se battront comme des lions face aux paras qui ne prendront la position qu’après un corps à corps meurtrier.
L’Etat-Major tactique installé à la caserne Japy à Bizerte, composé du  Lt Colonel Ali  Kortas  (commandant le 5e bataillon), du Commandant Mohamed Salah Mokaddem (chef d’Etat-Major tactique), du Commandant Bechir Hamza (commandant le détachement du Génie), du Commandant Mohamed Bejaoui (commandant le groupe d’artillerie), du Lieutenant Abdelhamid Escheikh (officier  Opérations), du Lieutenant Salah Bouhelal (officier Logistique), du S/Lt  Meftah (officier génie), du S/Lt Hedi Ouali (officier transmissions), ayant appris que les troupes françaises avaient forcé les barrages et avaient poursuivi jusqu’à son terme l’opération destinée à dégager la base de Sidi Ahmed, devait se replier sur Zhana. Il s’est rendu auparavant chez le gouverneur. C’est alors que le gouvernement tunisien, ne souhaitant pas que des officiers supérieurs soient faits prisonniers,  leur ordonna ainsi qu’au gouverneur de quitter Bizerte et de se replier sur  Tunis.
 C’est alors que nos camarades de promotion, la 1ère promotion d’officiers de l’indépendance, ainsi que quelques autres officiers présents, ne voulant pas céder à la panique et dans le but de défendre l’honneur de l’armée et celui du pays s’étaient réunis à la caserne Japy pour faire l’évaluation de la situation. Ils décidèrent de continuer le combat coûte que coûte. Ils avaient constitué un état-major provisoire comprenant: les lieutemants Noureddine Boujellebia, Hamida Ferchichi, Abdelhamid Escheikh, Bechir Ben Aissa, Salah Bouhelel, Abbes Atallah et le S/Lt Hedi Ouali.. D’autres camarades et officiers commandants d’unités ont assisté à cette réunion dont les Lieutenants Ammar Kheriji, Mohamed Benzerti, Abdelhamid Lajoued, Tahar Ben Tanfous, les S/Lts Abderrahman Chihi, Boualem, Salem, Aziz Tej et Naji.
Au large et à vue d’œil, se trouvaient les croiseurs Colbert, De Grasse, l’Arromanche et plusieurs escorteurs d’escadre.
Le vendredi 21 juillet vers midi, les troupes françaises s’approchaient de la ville. Elles étaient près du cimetière de Bab Mateur  et attaquaient les casernes  Farre et Japy avec l’appui de l’aviation qui avait la maîtrise absolue de l’air du fait de l’inexistence d’armes anti-aérienne pouvant la gêner. Toutefois, une vive résistance a été opposée à ces attaques causant des pertes sérieuses à l’ennemi. Le  harcèlement  des installations françaises continuait et des blindés ont été détruits.
En début d’après-midi, des éléments blindés français progressaient pour occuper le centre-ville.
Vers 15h00, tous nos éléments s’étaient repliés sur la ville et le combat de rues s’organisait. L’axe principal, l’avenue Habib-Bourguiba, était tenu par nos éléments à la tête desquels se trouvaient le Commandant Bejaoui, les Lts Ben Aissa, Khriji, et le S/Lt Ouali. D’autres axes importants étaient tenus par les Lts Lajoued  et Boujellabia.
Vers 19h00 le Commandant Mohamed Bejaoui, très affecté par la destruction de son groupe d’artillerie, a tenu à aider les jeunes officiers dans ce combat inégal mais héroïque. Il a été touché par une rafale de mitrailleuse tirée par un char qui débouchait non loin de lui. Il a été mortellement atteint et, une demi-heure plus tard, il est mort au champ d’honneur, son arme à la main non sans avoir recommandé aux officiers présents de continuer à se battre. 
Devant la puissance de feu des troupes françaises qui avaient utilisé tous les moyens en leur disposition (paras, blindés, avions de combat, unités de marine, etc. ), nos unités avaient reçu l’ordre, vers 19h30, de décrocher sur la médina de Bizerte où le combat ne peut être effectué que par des hommes à pied, c'est-à-dire par l’infanterie. Ainsi, le combat ne serait plus  aussi inégal.
La nuit tombée, nos unités ont installé un dispositif resserré dans la ville arabe, laquelle était dominée par l’immeuble de l’OTLA, haut de plus de dix étages et qui était occupé par les familles de militaires français. Le 22 juillet à l’aube, des tirs nourris provenant de cet immeuble visaient nos combattants se trouvant sur les terrasses de la médina.
Plusieurs tentatives d’assaut de la médina ont été repoussées, l’ennemi subissant des pertes sévères. Tous nos hommes étaient décidés à continuer le combat jusqu’à épuisement des munitions.
Il y a lieu de signaler que les sous-lieutenants Mohamed Aziz Tej ( 2e promotion) et Hedi Ouali (3e promotion) qui ont été admirables de courage et de bravoure ont été mortellement blessés, à près de vingt quatre heures d’intervalle, et sont morts au champ d’honneur.
Le plan de défense de la médina élaboré par nos camarades s’est avéré efficace. En effet, le dispositif tunisien était basé sur un déploiement équilibré permettant de faire face aux attaques françaises d’où qu’elles viennent.
Nos camarades de promotion se sont battus vaillamment. Parmi eux, personne ne pouvait prétendre être un super héros par rapport à ses camarades car tous étaient des héros. Cependant, du fait de leur jeune âge, la moyenne étant de vingt cinq- vingt six ans, et de leur mince expérience, ils n’avaient que cinq ans de service, ils ont eu des moments d’incertitude, d’angoisse et de peur mais ils n’ont jamais eu de doute. Et c’est grâce à leur solidarité, à leur union et à leur détermination qu’ils avaient décidé, tant qu’ils avaient avec eux ces jeunes et braves soldats et ces remarquables sous-officiers ainsi que des armes et des munitions, de se battre jusqu’à la dernière cartouche.
Vers 20h30 le secrétaire d’Etat à la Défense nationale donnait l’ordre du cessez le feu, lequel a été bien observé par nos hommes ainsi que du côté français.

Que doit-on retenir de ces quatre jours de combat, de cette guerre d’un genre particulier, de cette guerre où les jeunes citoyens avec et sans armes étaient disposés devant la troupe, l’empêchant de manœuvrer et de tirer sur l’ennemi ?
D’abord, la détermination d’un groupe de très jeunes officiers courageux dont nous sommes très fiers, onze au total qui, bien que n’ayant pas encore assez d’expérience, mais animés par cet esprit patriotique, par le sens de l’honneur et du devoir, et convaincus de leurs droits, n’ont pas baissé les bras et ont relevé le défi : celui de tenir coûte que coûte la médina, malgré le déséquilibre des forces en présence et ont tous juré de se battre jusqu’à la mort. 
Ensuite, beaucoup de pertes en vies humaines, pertes inutiles en comparaison des résultats obtenus: près de 1.000 morts, 1.500 blessés, 600 disparus ou prisonniers.
Enfin,
1- L’anarchie indescriptible provoquée par l’intrusion de milliers de jeunes destouriens, citoyens sans arme pour la plupart, sans aucune préparation militaire et qui n’ont servi qu’à gêner les opérations de nos troupes ;
2 - Le manque manifeste de planification et de préparation de pareille opération militaire ;   
3 - La nécessité pour tout Chef politique, quels que soient son charisme et ses compétences de demander et d’écouter, dans pareille situation, l’avis du commandement militaire.  
4-Bourguiba s’est-il trompé dans son appréciation de la situation ? en tout cas, il a démontré qu’il ne connaissait pas du tout de Gaulle, très différent des Hommes politiques de la IVe République dont il était familier et dont il connaissait l’esprit et la démarche politique.

Bourguiba a-t-il eu tort ou raison de chercher «la bagarre» avec la France, à ce moment précis ? Aurait-il dû essayer de régler cette question par d’autres moyens politiques tels que les pressions qu’auraient pu exercer sur la France les grandes puissances occidentales dont il était très proche ? A-t-il vraiment voulu se refaire une virginité par rapport au monde arabe dont le leader de l’époque, Abdennaceur, usant de sa forte propagande, gênait Bourguiba en le traitant de valet de l’Occident et de traître à la cause arabe? Dans un cas comme dans l’autre, l’Histoire portera,  certainement un jour, son jugement !

La bataille de Bizerte est perçue par beaucoup de monde comme un point noir dans l’extraordinaire épopée de Bourguiba qui restera dans la mémoire collective comme étant un grand homme politique, le Zaim visionnaire, et le leader du mouvement de libération nationale qui marquera, d’une manière indélébile, l’Histoire de notre pays.  

Bizerte sera évacuée le 15 octobre 1963.
Gloire éternelle à tous nos martyrs parmi la jeunesse destourienne, les forces de sécurité intérieure (garde nationale et police) et les militaires qui ont irrigué de leur sang le sol sacré de notre pays et qui sont tombés au champ d’honneur pour l’indépendance et la Liberté de notre chère Tunisie.

Cinquante années plus tard, notre pays fête la commémoration de la Guerre de Bizerte dans une nouvelle ère de liberté et de dignité, fruit de la Révolution du peuple et de sa jeunesse, la Révolution du 14 janvier 2011. Les jeunes et les moins jeunes doivent être, à plus d’un titre, fiers de leur Armée, Nationale et Républicaine : en effet, commençant à peine à faire ses premiers pas, en 1961, puisque n’ayant que cinq ans d’existence, et grâce à une poignée de très jeunes officiers courageux, talentueux et déterminés, ayant presque le même âge que les jeunes qui ont fait la Révolution du 14 janvier, l’armée tunisienne a tenu tête à la toute-puissante armée française. C’est la même qui, malgré la tentative honteuse, diabolique et criminelle de sa décapitation, en 1991, par son inculpation d’un complot imaginaire ourdi par la Sûreté de l’Etat et connu sous le vocable de complot de «Barraket Essahel», dans lequel 244 militaires, dont une centaine d’Officiers, représentant l’élite et la fine fleur de nos cadres, ont été injustement humiliés, dégradés, maltraités et même torturés, n’a pas perdu ses repères. Croyant fermement aux valeurs morales et patriotiques que lui ont léguées les anciens, ceux qui ont combattu les forces françaises à Bizerte et ceux qui ont défendu nos frontières durant la guerre d’Algérie, elle a démontré, comme elle l’a toujours fait, son «dévouement à la Patrie et sa fidélité au régime républicain», et a soutenu, sans hésitation ni murmure, la Révolution du peuple et de sa jeunesse et l’a protégée. 
Que Dieu protège notre pays, son peuple et sa Révolution.
B.B.
*(Issu de la 1ère promotion d’officiers de St Cyr, ancien sous-chef d’état-major de l’Armée de terre)

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